Avocats d’affaires : « La législation nous handicape face aux Anglais »

ENTRETIEN AVEC LAURENCE NEUER
Les cabinets hexagonaux sont pénalisés par la législation française, bien plus contraignante que celle qui s’applique à leurs principaux concurrents, déplore l’avocat Jérôme Bersay.
« Lorsque j’ai commencé cette profession, il y a trente ans, on trouvait dans le top 100 quatre-vingts cabinets français et vingt cabinets anglo-saxons. Aujourd’hui, le ratio s’est inversé : il y a quatre-vingts anglo-saxons pour vingt français. »
Jérôme Bersay, Managing Partner du cabinet d’avocats français Bersay, tire la sonnette d’alarme face au constat de marginalisation croissante des cabinets français sur le marché international.
Et il accuse : « La législation, qui interdit aux avocats français de bénéficier de capitaux extérieurs autres que ceux d’autres professions juridiques, handicape notre profession et crée une distorsion de concurrence dommageable. »
- Les cabinets français sont autorisés à ouvrir leur capital à d’autres professions juridiques (notaires, experts-comptables, huissiers de justice ). En revanche, ils ne peuvent pas accueillir d’investisseurs tiers (fonds d’investissement, par exemple) comme leurs homologues britanniques. Une inégalité des armes que vous déplorez…
« Je suis favorable à la concurrence, mais je regrette en effet que la législation française pénalise injustement les acteurs français face à leurs concurrents anglais. Il me paraît essentiel que tous les compétiteurs bénéficient des mêmes droits et soient contraints aux mêmes obligations. Nos concurrents anglais, largement représentés sur le marché français, peuvent lever des capitaux auprès de fonds d’investissement, sans limitation et potentiellement, donc, jusqu’à 100 % de leur capital. Ils peuvent même s’introduire en bourse. Cette distorsion de concurrence au détriment des acteurs nationaux n’a aucune logique. »
- Les contrats sont aujourd’hui beaucoup plus longs et incorporent de nombreux concepts anglo-saxons véhiculés par les cabinets anglais et américains. Mais elle représente, selon vous, un enjeu majeur !
« D’abord, le marché du droit français représente environ 46 milliards d’euros, soit près de 2 % du PIB, et 400 000 emplois. Les avocats représentent environ la moitié de ces chiffres. En outre, de lourds investissements sont nécessaires. Pour intégrer les progrès technologiques, notamment les logiciels intégrant l’intelligence artificielle, mais également pour recruter les meilleurs avocats, alors que les rémunérations ont connu une très forte inflation, y compris pour les plus jeunes. Enfin, le marché de nos clients étant international, une présence à l’étranger peut être souhaitable pour les accompagner. L’ Afrique , par exemple, est un marché d’avenir. Le droit applicable dans de nombreux pays africains est très proche du droit français. Et, paradoxalement, les cabinets anglo-saxons s’y déploient beaucoup plus vite que les acteurs nationaux. Le droit français est pourtant un atout pour les entreprises. Le droit français est celui du Code civil, parfois dénommé Code napoléonien. Ce système juridique a été repris dans de nombreux pays : l’ Europe continentale, l’Amérique latine, de nombreux pays africains et même le Japon . Il représente un avantage très important pour les entreprises françaises qui, sur les marchés étrangers, bénéficient d’une forte intuition sur les « règles du jeu » à respecter dans leurs activités locales. Le droit anglais est très différent du nôtre. Quand j’ai commencé cette profession, les contrats étaient beaucoup plus courts et faisaient référence au Code civil. Ils sont aujourd’hui beaucoup plus longs et incorporent de nombreux concepts anglo-saxons véhiculés par les cabinets anglais et américains, y compris pour les affaires franco-françaises. L’interprofessionnalité des professions du droit (avocats, experts-comptables, notaires, conseils en propriété industrielle) pratiquée à plus grande échelle permettrait-elle de mieux affronter la concurrence anglo-saxonne ? « En pratique, très peu de cabinets d’avocats ont accueilli d’autres professions libérales dans leur capital. Quand ils l’ont fait, ils ont levé des sommes insignifiantes, déconnectées des vrais enjeux. Cette faculté de faire entrer au capital des huissiers de justice ou des notaires, par exemple, ne permet pas de répondre au véritable enjeu, qui est de pouvoir lever des fonds importants, comme le font les cabinets anglais. Comment accepter que des règles contraignantes soient applicables à nous mais pas à nos principaux concurrents, pourtant très implantés sur le territoire national ? »
- Pour quelle raison la France manque-t-elle à ce point de pragmatisme ? Pour préserver l’indépendance qui est au cœur du métier ?
« Certains avocats, surtout en province, estiment que l’ouverture de leur capital pourrait contrevenir à l’indépendance de l’avocat et au secret. Pourtant, les risques de révélation d’informations confidentielles peuvent tout à fait être régulés intelligemment, comme l’ont fait les Anglais. Nos règles déontologiques sont déjà très strictes sur la gestion des conflits d’intérêts. Elles pourraient être complétées en intégrant les potentiels conflits avec les actionnaires de sociétés d’avocats. »
- Vous avez publié sur cette question une tribune dans Les Échos . Vos confrères partagent-ils votre inquiétude ?
« Mes confrères sont le plus souvent d’accord avec ce constat. Beaucoup me l’ont signalé. Comment accepter que des règles contraignantes soient applicables à nous mais pas à nos principaux concurrents, pourtant très implantés sur le territoire national ? Le plus grand cabinet d’avocats américain comprend plus de 10 000 avocats et son chiffre d’affaires est supérieur à 10 milliards d’euros. Il est urgent d’agir, dans le respect de nos règles déontologiques, bien sûr. »